Une expérience de synthèse complexe mais réussie
Le genre : Brokeback Mountain, edition Sinn Fein
Adapter le roman fleuve de James O’Neill, tout de même 643
pages au compteur, pour la scène était évidemment un challenge. Non tant sur le
nombre de personnages, finalement assez restreint, ou même pour les décors, que
sur la densité de l’intrigue. Comparé à Joyce pour son mode proche du stream of consciousness, la voix
intérieure des personnages, le roman raconte en effet à la fois le cheminement
de deux jeunes garçons qui se découvrent l’un pour l’autre de l’amitié, du
désir puis un amour réel et le cheminement de l’un d’entre eux vers la lutte
armée pour l’indépendance irlandaise.
L’adaptation de Christophe Garro est en effet suffisamment
maline pour ne pas rejeter totalement des pans du roman, et les évoquer par
touches, notamment le désir trouble du père Polycarpe pour le jeune Jim, afin
de concentrer les rapports sur trois personnages, la relation naissante de Jim
et Doyler et l’évolution sentimentale de McMurrough. Ceux qui n’ont pas lu le
roman pourront lui reprocher d’avancer à marche forcée sur la question de l’indépendance
irlandaise, dont certains enjeux deviennent assez flous, notamment le rôle de l’Eglise,
qui n’a soutenu le soulèvement de 1916 qu’a posteriori.
Ce reproche n’en est pas vraiment, la ligne directrice
affinée de la pièce s’affranchit avec une certaine élégance d’une difficulté
majeure, à savoir corréler trop intimement le désir homosexuel et la volonté
politique d’indépendance. Faire des personnages des républicains par calcul,
pour s’affranchir d’une Angleterre puritaine qui rejette l’homosexualité,
serait en effet à la fois trop simple et très vraisemblablement un contresens
historique.
Je reste un peu circonspect quant à la vision très moderne
du couple des deux jeunes, qui évoquent comme une possibilité une vie de couple
d’enseignant, qui me semble peu vraisemblable, même avec la naïveté de la
jeunesse. De la même façon, Oscar Wilde, souvent mentionné par McMurrough comme
modèle homo et irlandais, était marié, ne l’oublions pas. Et même si une lecture
moderne voudrait faire de lui un personnage assumant sa sexualité, n’oublions
pas non plus que la chute judiciaire de Wilde commence quand c’est lui qui
intente un procès en diffamation au père de son amant qui l’a traité de
sodomite. Gardons enfin à l’esprit que la république d’Irlande n’a dépénalisé
l’homosexualité qu’en 1993…
Mais peu importe, la pièce ne manque pas de finesse et la
troupe relativement jeune, parvient à incarner des personnages d’âges
différents, notamment les deux acteurs principaux, Thomas Cauchon et Philippe
Le Gall qui héritent tous deux de rôles difficiles, Jim l’ado timide qui
découvre l’amour et Doyler qui a grandi et découvert la sexualité trop vite, à
la fois bravache et idéaliste. Pareil pour Jérôme Piques qui compose un
McMurrough qui conserve tout le long son ambigüité, entre ses aspirations à trouver
sa place en guidant philosophiquement le jeune couple et la violence de son
désir purement charnel pour Doyler.
La mise en scène de Christophe Garro, également auteur de l’adaptation,
se concentre assez logiquement sur ses personnages et évite l’écueil de vouloir
créer des décors pour privilégier des détails et costumes simples et évocateurs,
face à la pure impossibilité de représenter une pièce qui évolue sans cesse
géographiquement, du manoir à la boutique, de la barricade à la plage… Je suis
moins convaincu par les transitions en projection vidéo, mais je n’ai jamais
vraiment adhéré à ce mélange, notamment dans le consternant Savannah Bay d’Eric
Vignier à la Comédie Française en 2002. Comme quoi on ne se refait pas.
Je n’ai pas pu m’empêcher de trouver l’ensemble assez
mignon, malgré le tour dramatique de certains événements, et la pièce manque
peut-être justement de d’une forme de noirceur, qu’elle cantonne à la sexualité,
tarifée ou violente, à laquelle s’oppose l’amour de Doyler et Jim, rouleau
compresseur de pensée magique qui l’emporte sur le reste. Après tout, pourquoi ?
Le message est bien qu’il n’est pas plus grande liberté que de choisir qui l’on
est… Equilibré, agréable et frais, et c’est déjà beaucoup.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire