lundi 10 mars 2014

The Grand Budapest Hotel, éblouissante mise en abyme





Le genre : bombe à retardement sucrée

Très attendu, le Grand Budapest Hotel tient la promesse de son affiche et de sa bande-annonce, une aventure foutraque mais tendre, servie par un casting des plus prestigieux. Fort heureusement, il dépasse aussi largement cette promesse en offrant une réflexion sur ce que devient le cinéma, tant son fond et sa forme servent ici la même métaphore. Que demander de plus ?

Le Grand Budapest Hotel est ici le lieu prétexte, l'hotel qui sert de point de départ et d’arrivée d’une course poursuite autour d’un tableau volé et d’un héritage qui suscite des convoitises, sur fond de vieille Europe qui s’achemine vers la Guerre qui va la faire voler en éclat. On y suit donc les aventures du concierge de l’hôtel, Gustave H., élégant, précieux, ridicule, maniaque et tendre, et de son lobby boy, le jeune Zero Mustapha, qui a fini par devenir le propriétaire de l’hôtel. Pris dans une querelle d'héritage qui les jettera dans une course poursuite montagnarde effrénée, poursuivi par l’héritier hystérique et son homme de main et la police locale puis l’armée.

Dans tout leur périple, ils vont croiser une série d’amis ou ennemis d’un moment, dans des décors pastels, qui sentent le carton-pâte et la fantaisie. Certains esprits chagrins ont justement critiqué ce montage rapide, qui ne donne pas le temps d’approfondir les personnages, pourtant tous joués par des pointures.Effectivement, beacoup de scènes sont traitées quasiment en vignettes, mais cet esprit de la BD est au coeur d'un fond très riche, ce n'est pas un simple effet de style.

C’est même là une des leçons du film, on peut écrire des personnages simples, en les brossant d’un seul trait, un physique facile à retenir et un caractère, si l’on s’en tient à cette valse, à cet esprit enfantin et que l’on place son message ailleurs. A l’inverse de tant de films qui prétendent faire de la psychologie en faisant tourner à vide des personnages creux, Grand Budapest réduit le personnage à sa fonction ou plutôt à trois fonctions possibles, narrateur, allié ou ennemi parce que son message est dans la forme. Ce n’est pas un film de personnages, c’est un film sur la fin d’un monde, sur les efforts dérisoires des uns et des autres dans une histoire en marche qui les dépasse.

L’ensemble fonctionne à merveille tant il fait appel, malgré une gravité de fond évidente, aux passions de l’enfance, aux fantaisies des premières BD. On est finalement très proche de Tintin, ou de Blake et Mortimer, dans ces aventures où les amis de rencontre ne sont présents que quelques planches, avant de disparaître, puisque le héros ne fait toujours qu'avancer vers son but. Il traverse littéralement l’aventure et ne la vit pas.

Sur la forme, Wes Anderson prend le contrepied complet du cinéma d’action, et de la 3D qui veut précisément nous faire vivre l’action, pour nous remettre à notre place de spectateur, et non de faux acteur. Il prend également le contrepied total d’un cinéma indépendant plus intello, abusant de la profondeur de champ pour donner du sens à sa contemplation. Il fait très exactement le contraire des deux, un film en 2D, sans premier plan, ni dernier plan. Juste des personnages devant un décor somptueux et kitsch. 

Avec une époustouflante constance, il place toujours ses personnages parfaitement au centre de son cadre, que les acteurs ne peuvent quitter que pour sortir ou entrer dans l’image, pas pour être sur les côtés. Tous ses travellings eux-aussi suivent cette même logique d’entrée ou sortie d’un cadre fixe, la case de la BD. Il pousse sa logique de maîtrise très loin, avec beaucoup d’humour, allant jusqu’à mêler le bruit de l’action à la musique de fond, notamment dans la scène du téléphérique (un trait qui m’avait bien plu dans Skyfall, cette réflexion sur l’intra et l’extra diégétique). Et le tout fonctionne admirablement, sans le moindre temps mort.

Dans cette BD, comme dans toute BD pour préado, la violence est omniprésente, mais la mort n’est pas grave. C’est là l’une des forces de ce film, qui traite plaisamment d’un sujet foncièrement sombre, la montée des extrémismes et la fin d’un monde : sous le masque comique et les tons pastel, le symbole des SS se fait de plus en plus présent à mesure que l'histoire avance. Jusqu’au bout, Wes Anderson joue avec cette notion, tourne autour sans la déployer, au point que l’arrivée des premiers SS à l’écran se sera finalement que l'occasion d’un bon mot de plus du flegmatique Gustave, "ravi d’être officiellement présenté au premier escadron de la mort de sa carrière"
.
Or, ce qui pourrait n’être qu’une légèreté coupable recouvre pour moi une réflexion profonde de Wes Anderson, dont il nous donne finalement la clé, quand un personnage demande si Gustave n’a pas tenté, par sa vie, de faire survivre « son monde ». Non, lui répond Zero, son monde était déjà mort, « mais il en a fait vivre l’illusion, avec une grâce et une élégance inégalable ». 

A mon sens, cette réflexion désabusée annonce la vision du cinéma que Wes Anderson défend et qui est au centre du propos. Cette république de Zubrowka, c’est le cinéma. C’est un monde anciennement civilisé et intellectuel, qui est quasiment mort sous les coups de ses héritiers hystériques, mais dont Anderson maintient l’illusion. C’est sur cette toile apparemment fictionnelle et charmante qu’Anderson va pourtant dessiner la vision concrète et sombre d’un monde à la dérive.

A l’image de son héros si policé qui peut perdre son sang-froid et passer de l’élégie romantique en vers à des torrents de fuck (excellentes scènes de Ralph Fiennes, d’ailleurs) Grand Budapest Hotel utilise un emballage rose-bonbon et une photo gamine pour envoyer une charge magistrale contre un cinéma qui se tue à force de vide ou de prétention, et dont on regrettera trop tard la perte, comme Gustave à qui on érigera finalement une statue. 

C’est en cela que la mise en abyme est vertigineuse : le film raconte l’histoire d’un homme qui raconte l’histoire d’un illuminé qui a su ré-enchanter le monde, mais cet illuminé est la métaphore du réalisateur qui nous raconte cette histoire, dans une boucle infinie. S’y ajoute une forme à l’inverse exact des canons actuels de réalisme et d’immersion qui donne pourtant une magistrale leçon de rythme et d’écriture. L'ensemble fait preuve d’une cohérence devenue trop rare au cinéma, un travail finalement assez proche de celui de Scott sur The Counselor (dans un genre différent, soit, mais peut-être plus accessible).

Railleur mais irrésistible, exécuté à la perfection et avec un sens du timing impeccable. Comme un bon mot de cette société d’oisiveté disparue.

La minute sériephile : quelque chose dans cette violence colorée me fait penser à l’étrange Pushing Daisies, si noire et si jolie. 

La minute geek : pas vraiment le sujet ici.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire