Le genre :
poésie sombre
Le parallèle entre Nerval et Scott ne m’est pas venu
immédiatement, mais il est pourtant pertinent, tant le dernier film de Ridley
Scott est radical et poétique dans sa forme, et d’une insondable noirceur dans
son fond. Le film tout entier est marqué par ce « soleil noir »
tiré du Desdichado, par une intrigue
très noire, et sans concession, mais toujours filmé dans des lumières
éblouissantes. Et, comme en miroir, malgré sa violence, son cast all-star lui
donne un glamour incroyable, là encore dans ce double rapport fascination-répulsion.
Comme Nerval, il choisit des raccourcis stylistiques pour n’aller qu’à l’essentiel,
l’image, le ressenti, et non l’intrigue.
De quoi nous parle Cartel ?
D’un deal de drogue qui tourne mal, un concurrent volant la marchandise. Mais,
premier parti-pris radical, Scott dépouille son film de toutes les affèteries
propres à ce type de film noir, et coupe notamment tous les dialogues d’exposition.
A sa manière, il nous dit, « cette histoire vous la connaissez par cœur,
concentrons-nous sur autre chose ».
Ici, il ne garde donc que deux types de scènes, celles qui
font avancer l’intrigue pure, mais en ne nommant ni les personnages, souvent
hommes de main, ni les lieux, et sans nous dire qui est dans quel camp. Pas de
scène sur le bling ou sur la misère, juste l’itinéraire d’un convoi. Les autres
scènes sont essentiellement des confrontations entre ses stars, sur des
dialogues ciselés et philosophiques.
En gros, tout le monde essaie de convaincre le héros que
rentrer dans le monde de la drogue est une décision dont il faudra à terme
assumer toutes les conséquences. Le tout à base de dialogues très noirs,
violents ou poétiques (de la torture à la vie du poète Machado), selon les
interlocuteurs. Sur ce point Scott se rapproche de James Gray, dans une
approche tragique, au sens littéraire, de son héros. L’orgueil, le refus de son
destin d’homme cause une chute prévisible et inévitable, contre laquelle il va
pourtant se débattre.
On sait dès la deuxième scène qu’aucune rédemption n’est
envisageable. Dans cette scène, tout le film est condensé : le héros veut
acheter un diamant hors de prix pour sa fiancée, et le diamantaire lui indique
que le diamant, par sa nature, est un « avertissement » de l’homme à
Dieu, un symbole intangible du refus de la décadence des corps pour les amants.
Cette mention de la rébellion envers Dieu place donc effectivement le trajet du
héros sous le signe de l’hubris : ce diamant c’est également l’avertissement que s’enfoncer
vers cette vie de luxe effrénée l’amènera irrémédiablement à sa chute.
Ridley Scott filme le tout, y compris des scènes
ultra-violentes, dans une lumière magnifique, et nimbe le tout d’une élégance
encore plus glaçante. De la lumière aveuglante du désert texan à la lumière
blanche des tours de verre et acier de Londres, des riches patios mexicains au
villas modernes des trafiquants, il baigne tout dans une photo somptueuse, en
plaçant souvent son action, très éclairée, dans un cadre à contre-jour
symbolique, rappelant la scène du théâtre où s’agitent en vain ses personnages.
Il s’affranchit également de tous les codes de bon goût et
de bienséance, notamment lors de l’incroyable scène d’orgasme de Cameron Diaz.
C’est là aussi un parti-pris radical, dans la mesure où, chose rare, Scott ne
va ainsi définir ses personnages que par quelques scènes et dialogues clés, en
refusant de nous donner leur histoire (voire même leur nom dans certains cas,
comme celui du héros).
Son film est de ce fait complexe à appréhender, tant on est
tenté d’attendre et de chercher des réponses qui ne viendront pas. Le scénario
de McCarthy est pourtant d’une simplicité, d’une épure incroyable : le
deal a mal tourné, le cartel va se venger et tuant tout le monde, sauf celui
qui a volé la marchandise et sait donc qu’il doit se planquer. Il est d’ailleurs
d’autant plus simple que la clé nous est donnée au bout de 20 minutes, et que
le méchant est le seul personnage dont un autre dit constamment qu’on ne peut
pas lui faire confiance. Mais on refuse de croire à un truc si simple. Et c’est
là l’un des messages de Scott, quasiment un manifeste contre la manie des sub-plots
pour donner de l’épaisseur. Une bonne histoire peut être très simple, tout est
question de savoir la raconter, nous dit Ridley.
Son cast est impeccable, autant Fassbender dans sa panique
désespérée devant un destin contre lequel tout le monde l’a mis en garde, que
Cameron Diaz, glaçante, ou Brad Pitt dans sa coolitude assez Tyler Durdenienne.
Javier Bardem est le seul à être plus faible, son jeu étant trop proche de celui
de Skyfall, où je l’avais déjà trouvé
outrancier. Mêmes les seconds rôles sont impeccables, du diamantaire Bruno Ganz
au magnifique monologue de Rubén Blades sur le fait que toute réflexion sur ce
qu’on aimerait changer est vaine. Au moment où l’on s’aperçoit que l’on a fait
un choix, il est déjà trop tard pour revenir en arrière.
Quand arrive la scène finale, d’une classe folle, dans un
palace londonien, par le propos d’un des personnages sur l’élégance du guépard
quand il tue, Scott boucle sa boucle en nous renvoyant à notre condition de spectateur
de ce type de film. En allant voir un film sur un deal de drogue violent, que
cherchions-nous ?
Le voyeurisme, comme ceux qui payent les snuff-movies que l’intrigue
mentionne ? Oh non, bien sûr, nous ne sommes pas de cette engeance, nous
voulons une réflexion sur la violence, une stylisation de ses aspects
graphiques. Et bien c’est justement ce que je vous ai offert, c’est dérangeant,
non ? semble nous dire Scott, n souriant, dans son final radical et
nihiliste. Un film qui ne plaira pas à tous, mais un très grand film.
La minute sériephile :
amusant de croiser Margarye Tyrell, la princesse du peuple de King’s Landing
dans un rôle de pétasse californienne blonde. Cette jeune fille a décidemment
du potentiel.
La minute geek :
point de geekerie, voire de références à quoi que ce soit ici, Scott est
trop occupé à nous jeter au visage la cruauté du monde contemporain.